La Barque Ailée de 1856, la première machine de Jean Marie Le Bris

La reconstitution de la  première machine volante de Jean Marie Le Bris, à partir  du brevet qu’il déposa le 9 mars 1857.

Par Guy Lacan.
Etudes aérodynamiques de Georges Gazuit.

La source de la reconstitution.
De 1863 à 2002, de nombreux ouvrages ont été écrits sur Jean Marie Le Bris, mais aucun ne réussit à donner une description satisfaisante de ce qu’avait pu être la machine volante de l’exploit, celle qui en 1856 avait pour la première fois au monde, emmené un homme à une altitude de 100 mètres et l’avait ramené sans encombre au sol.. Cet exploit, qui est unanimement admis par les historiens, est presque toujours illustré par une machine dont on possède plusieurs photographies qui la représentent avec des cordelettes sous les ailes et une sorte de « rostre » qui en prolonge le nez .
Un modèle en vraie grandeur en fut même présenté sur les Champs Elysées en 1998, pour le centenaire de l’Aéro Club de France, c’était une machine représentant celle des photos que nous connaissions, et avait pour légende sur les documents qui l’accompagnaient :« l’Albatros….Avion-hydravion qui réalisa son premier vol en 1856 ».
Un an plus tard, en 1999, l’I.N.P.I , l’Institut National de la Propriété Industrielle, soucieux de mettre en valeur son rôle de conservatoire du patrimoine industriel, présentait une exposition thématique sur l’aéronautique et exposait les principaux brevets qui avaient marqué son développement .
Parmi ceux ci, un brevet déposé par Jean Marie Le Bris en mars 1857. La machine qu’il décrivait ne ressemblait en rien à celle des photographies, et jetait le doute sur le fait que cette dernière aurait été semblable à celle de l’exploit, comme de nombreux historiens le prétendaient. De nombreux historiens …mais pas tous, car le principal dessin de ce brevet, figurait déjà explicitement, dans un « Tableau d’Aviation » qu’un certain Dieuaide, fit paraître aux environs de 1880, avec une légende précédée d’un astérisque qui signifiait que l’appareil a été « construit et expérimenté ».

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Ce brevet qui réapparaissait dans l’actualité était-il la clef de l’énigme de l’exploit de 1856 ? Nous étions tenté de le penser, car Dieuaide présentait à nos yeux toutes les garanties de sérieux : expert en « BREVETS, DESSINS, CONSTRUCTION D’APPAREILS », il avait lui même construit un hélicoptère. De plus, la remarquable compilation qu’il avait accomplie, l’avait été en collaboration avec le Docteur Hureau de Villeneuve, Vice Président de la Société Aéronautique de France et responsable de la revue l’« Aéronaute ». Il cherchait à percer les secrets du vol par l’étude de l’anatomie des oiseaux.
Deux hommes de valeur constituant une solide équipe, qui présentait la machine du brevet comme étant celle de l’exploit sans négliger de présenter la seconde, avec une légende exacte et à la date que Le Bris lui même avait indiquée pour sa construction : 1867. Tout portait donc à les croire.
Mais s’il y avait logiquement une forte probabilité pour que la machine brevetée trois mois après l’exploit, soit bien celle qui l’ait accompli, il restait à le prouver, car le brevet était loin de faire l’unanimité auprès des historiens qui l’avaient cité : il est écrit « en termes assez naïfs », ses figures sont « un schéma plutôt qu’un plan d’exécution », un schéma « simplifié ». Tels étaient les jugements portés.
Mais avait-il été bien lu et surtout bien compris ? Nous en doutions fortement, car personne n’avait jamais parlé de ce qui saute immédiatement aux yeux : les ailes sont constituées de rémiges superposées que Le Bris a coloriées et même ombrées pour bien les mettre en évidence, ni remarqué l’existence en haut et à droite, d’une échelle de cotes permettant de reconstituer les dimensions de la machine, que personne n’a données avec précision : « Echelle de cinq mètres ( ‘’.01 c pr.1 mètre) »

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La page des figures du brevet d’invention de Jean Marie Le Bris. On remarquera la forme particulière  des ailes, visiblement inspirées par celles des oiseaux : creuses, constituées de 10 rémiges  se superposant chacune de moitié, rigides et raccordées en un seul point à la « nacelle », un chef d’œuvre de maîtrise des matériaux que personne n’avait bien compris. En haut à droite l’échelle des cotes,.

              Devant toutes ces confusions et incohérences, soucieux de reconstituer  une vérité non ambigüe, nous prîmes alors la décision  d’ignorer tout document qui n’aurait pas été écrit par Jean Marie Le Bris lui même, à propos de cette machine de 1856.

               La sélection fut vite faite : en plus du  brevet qu’il déposa le 9 mars 1857,  Jean Marie Le Bris avait écrit une simple et unique phrase : « mes premières expériences m’ont complètement satisfait ».

               Phrase courte mais très encourageante,  qui nous confortait dans notre décision :

Le Brevet d’invention  de Jean Marie Le Bris, du 9 mars 1857, sera l’unique source de notre reconstitution.            

Car nous avions vite découvert que ce brevet, déposé au secrétariat général de la Préfecture du Finistère, ayant pour objet une « Barque Ailée à l’aide de laquelle on pourrait se diriger dans les aires », était loin d’être superficiel comme on le supposait jusqu’alors, mais était au contraire tout à fait complet et réaliste.  Il précisait tout aussi bien les dimensions et la structure de la machine que le « mécanisme », selon l’expression même de Jean Marie Le Bris, qui devait en assurer le contrôle de vol.

 

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Le plan d’ensemble de la Barque Ailée et ses principales caractéristiques reconstitués d’après le brevet déposé le 9 mars 1857 par Jean Marie Le Bris. Le seul apport nécessaire aux dessins de Le Bris fut le profil de l’aile représenté à droite, qu’il n’avait pas dessiné, mais dont le texte annexé (qui ne comportait que 8 lignes) faisait comprendre qu’il était creux, ce que Eric Nessler confirmait dans son Histoire du vol à voile.  Ce profil  permettait la réalisation d’une aile remarquable,  légère et rigide, ne nécessitant pas de haubans: la première aile cantilever de l’histoire,  mais  était jugé assez médiocre du point de vue  aérodynamique …  

 

 Structure des ailes. 

               Les ailes de la Barque Ailée étaient visiblement inspirées de celles des oiseaux. Articulées chacune sur une unique  rotule en bronze, quatre puissants ressorts en acier, tracés à l’encre rouge sur le brevet, les équilibraient et les forçaient à ne se déplacer que dans une direction oblique par rapport à la verticale,  vers l’arrière en descendant, pour satisfaire la croyance ancrée dans les esprits de l’époque, mais qui se révélera inexacte par la suite, que les oiseaux nageaient ainsi dans le ciel.

              Chacune des ailes de la « Barque », courtaudes et pointues, pas du tout celles d’un albatros au contraire de ce qui avait été souvent écrit, pouvait être manipulée par un levier qui la prolongeait à l’intérieur de la « nacelle ».    Elle comportait dix rémiges volumineuses et galbées, se chevauchant l’une l’autre par moitié, sortes de plumes géantes reliées entre elles et aux leviers par un fuseau de petits longerons en frêne, dessinés de façon harmonieuse.

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Ces rémiges, volontairement flexibles, constituaient dans l’esprit de Le Bris  une sorte de grand clapet, piégeant l’air lors des battements descendants des ailes, mais le laissant filer à leur remontée pour assurer à la fois la force de propulsion et une poussée globalement ascendante pour assurer le vol de la machine  à la manière des oiseaux.

La construction des ailes.

La forme excessivement complexe des ailes de la Barque Ailée nécessita la construction  de deux imposants « chantiers », très rigides,  de plus de 6 mètres de long, pour mettre en place, former  et assembler les lisses et les rémiges constitutives de leur structure : toutes pièces possédant  des doubles courbures, difficiles à maîtriser, dont on  assurera ensuite les liaisons par des collages et des ligatures.

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  On voit ici les deux élèves ingénieurs de l’Ecole Supérieure du Bois, responsables du projet.

 

 

 

 

 

Structure de la nacelle (le fuselage).

                A priori plus facile à construire que les ailes, parce que les rayons de courbure de ses pièces sont plus importants et que sa structure est classique et connue, semblable à celle des kayaks: la nacelle,  dont les couples ont été réalisés en lamellé collé faute de disposer des étuves dont disposait  Le Bris en son temps, fut construite à l’aide de lisses en frêne, ployées collées et ligaturées à l’ancienne, avec de la ligne à pêcher le thon, comme Le Bris avait dû le faire.        

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Le responsable du projet, à droite et un de ses adjoints terminent la pose des « barrots de pont » de la Barque Ailée, on note les innombrables ligatures qui assurent une remarquable robustesse aux liaisons de la structure .

La structure recalculée, l’acquis de la certitude. 

           Pour s’assurer que les ailes et d’une façon générale, l’ensemble de la Barque Ailée fut capable d’encaisser sans rupture et avec une marge de sécurité convenable les efforts auxquels elle avait été soumise par sa traction et son plané dans les airs, la structure de la réplique fut entièrement recalculée, avec les méthodes et les contraintes des réglementations actuellement en vigueur, tout comme s’il s’agissait d’une machine contemporaine.

              Le calcul de la réplique selon la  F.A.R. 23,  avec un facteur de charge n  réduit  à  2,5 :  suffisant pour valider  le vol dans les conditions de son déroulement connu, prouva que la Barque Ailée avait été tout à fait capable d’être tractée dans les airs et de planer avec une marge de sécurité  suffisante.

               Bien que ses caractéristiques aérodynamiques fussent jugées moyennes, elle possédait par conception une certaine auto-stabilité qui aura facilité la simple descente planée qu’elle dut  effectuer.

             A la suite de cette minutieuse étude, le doute n’était plus permis. Puisque les dessins du brevet représentaient de façon complète une machine tout à fait capable sur le plan de sa structure et de son aérodynamique, d’accomplir l’exploit de Décembre 1856, ces dessins ne pouvaient être que ceux de la machine, qui moins de trois mois avant et d’après la tradition orale, s’était élevée à environ 100 mètres au dessus de la plage de Tréfeuntec tirée par un cheval, puis était redescendue en vol plané sous le contrôle de Le Bris, pour se poser sans encombre sur le sable. Sinon, quel autre machine, tout à fait apte à voler, Le Bris aurait-il eu intérêt à décrire et breveter avec tant de précision ?

Le contrôle de vol de la Barque Ailée…

               C’est la première fois qu’une machine volante est décrite avec un mécanisme permettant d’agir indépendamment sur le mouvement et les positions de ses ailes douées de mobilité. Comme chez les oiseaux, le double but  poursuivi était de créer une force de propulsion par leur battement et de pouvoir contrôler le vol par leur orientation pendant les descentes en plané.

               Disons de suite que le premier but ne fut jamais atteint. Malgré sa grande force physique, Le Bris ne pouvait agiter les ailes comme le font les oiseaux, ne serait-ce qu’à cause de la grande raideur des ressorts compensateurs assujettis aux leviers. Même s’il avait pu le faire, le mouvement liant  l’incidence au dièdre imposé par son « mécanisme »  était  mal adapté à la propulsion par battements et le résultat aurait été décevant.

              Quatre lourds et puissants ressorts constitués de barreaux d’acier de forte section, représentés  « à l’encre rouge » sur le brevet étaient destinés à contrebalancer les efforts de portance retransmis aux leviers,  efforts qui auraient eu tendance à replier les ailes vers le haut, mais étaient aussi destinés à définir avec précision la trajectoire des ailes dans l’espace qu’ils obligeaient à suivre un déplacement oblique, légèrement incliné sur la verticale  ( de haut en bas, d’avant en arrière et réciproquement.)  pour recréer ce mouvement de nage dans le ciel, que nous avons déjà évoqué.

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Le mécanisme de contrôle de vol de la Barque Ailée reconstitué. Quatre puissants ressorts (A A et CC) coordonnent les positions que peuvent prendre les ailes d’une façon tout à fait optimale pour simplifier le pilotage…. pour monter on tire sur les leviers, pour descendre on pousse, pour s’incliner, on pousse sur l’un et on tire sur l’autre. 

Les lettres correspondent à celles du brevet. La réalisation des pièces métalliques  de la Barque Ailée est due aux élèves du Lycée Jean Moulin de Plouhinec.

 Tandis que les ressorts A liés aux leviers par des sortes de cardans, que Le Bris appelle des charnières brisées,  ont un rôle de compensation de la majeure partie de la portance et de définition du mouvement des ailes, les ressorts C enfilés dans ce que nous appellerons des «boîtiers de glissement » solidaires des leviers, ont aussi un double rôle :  contrebalancer la partie restante de la portance et par leur flexion d’extrémité, contrôler l’angle de rotation des leviers autour de leur axe, et par là  même,  contrôler l‘angle fait par le plan des ailes et la direction du vol :  l ’incidence a.

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Le mécanisme de contrôle de vol de la Barque Ailée , tel que remarquablement réalisé dans la réplique de la Barque Ailée construite à Nantes par les élèves ingénieurs de l’Ecole Supérieure du Bois.

Par ce rustique, fiable et très ingénieux système, le Bris limite à des mouvements sensiblement verticaux  le contrôle de vol de sa machine.  Son mécanisme, qui au premier examen lie le dièdre , ( le V que les ailes font entre elles, vues de l’avant )  et l’incidence des ailes,  en lie aussi la flèche: l’angle qu’elles font entre elles vues de dessus ; car de ce point de vue,  l’obliquité du mouvement vertical les montre pivotant d’avant en arrière autour de leurs rotules.

Notons que Le Bris n’a aucune action individuelle possible sur ces trois paramètres mais lorsqu’il maintient un  levier dans une certaine position, ces trois paramètres prennent chacun une valeur prédéterminée par le système, et leur trois valeurs seront toujours les mêmes pour cette position choisie. 

Ce  qu’il y a de remarquable dans le système de Le Bris, c’est que l’association de ces valeurs  va toujours dans un sens favorable et cumulatif pour atteindre le but recherché : par exemple, si nous voulons prendre de l’altitude, nous tirons les leviers vers le haut, le V des ailes ( le dièdre ), diminue, leur surface projetée augmente, donc la portance augmente. Tirer sur les leviers a également cambré les ressorts C vers le haut, donc augmenté  l’incidence et  cet effet s’est ajouté au précédent pour accroître encore plus  la portance et forcer la machine à monter.

Autre constatation surprenante,  la conception du mécanisme est telle qu’en tirant sur son levier l’aile s’est baissée, mais en reculant , ce qui va compenser en tout ou partie, l’avancement de son centre de poussée qui s’est produit à cause de l’augmentation de son incidence: un phénomène que Sir George Cayley, avait déjà étudié au début du siècle mais seulement sur des profils plans dont le comportement de ce point de vue, est différent  voire opposé à celui des profils creux de Le Bris.

Le phénomène d’avancement du centre de poussée en fonction de l’incidence a de graves répercussions sur la stabilité longitudinale de la machine,  puisqu’en s’éloignant du centre de gravité il détruit l’équilibre initialement réalisé en créant un couple  qui accentue l’incidence, ce qui à son tour fait encore plus avancer le centre de poussée…etc. On se trouve face à un système qui s’emballe  et peut conduire à de très graves conséquences. La solution généralisée de nos jours, est celle d’un plan stabilisateur horizontal à une bonne distance du centre de gravité: environ 3 fois la profondeur de l’aile et  doté d’une surface d’environ 15 à 20 % de cette dernière.

Le Bris ayant copié la queue des oiseaux  inclut un plan stabilisateur, peut être insuffisant en surface, mais dont l’effet va se trouver renforcé par l’astucieux mouvement avant – arrière de ses ailes.

On pourrait penser que ce  perfectionnement est le fruit du hasard, mais lorsque nous avons étudié sa seconde machine: l’Albatros, nous nous sommes aperçus  que ce dispositif y avait été intégralement reconduit, mais en utilisant une technologie complètement différente. Nous en avons conclu que Le Bris avait parfaitement conscience de ce phénomène perturbateur et en proposait pour la première fois une solution correctrice dynamique, qui ne fut reprise que beaucoup plus tard, vers 1922. Nous en reparlerons à propos de l’Albatros .

C’est grâce à la mise en œuvre de telles idées fondamentales que l’on doit voir en lui un des grands précurseurs de l’aéronautique.

L’envol historique

La Barque Ailée

 

A l’époque de Le Bris, le seul moyen terrestre pour transporter un objet aussi encombrant qu’une machine volante de près de 12 mètres d’envergure était une charrette tirée par un cheval.  Nullement étonnant qu’un jour de Décembre 1856, un tel attelage se retrouve sur une plage proche de Douarnenez, roulant face à un fort vent du Nord, habituel à cette époque de l’année.

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 La réplique de la Barque Ailée sur la plage de Tréfeuntec, comme en 1856. On notera, à la base de l’aile, le départ du fuseau de lisses qui, conjugué avec le profil en bec de perroquet, remplace un longeron massif et fait de cette machine le premier monoplan cantilever.

 Le Bris est aux commandes et l’étude aérodynamique détaillée de la machine nous a appris qu’à partir du moment où la somme des vitesses du cheval et de celle du vent soufflant sur la plage, dite vitesse du vent relatif , ou vent apparent,  atteindra environ  70 Km/h , la machine s’élèvera dans l’air. Ce qui ne nécessite pas, comme il a souvent été écrit que le cheval soit au galop, car avec un vent suffisamment fort, le décollage peut très bien se faire avec un cheval marchant au pas.

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Pour que la Barque Ailée puisse ensuite prendre de l’altitude, elle devra obligatoirement maintenir la valeur du vent apparent qui la soutient et cela implique nécessairement qu’elle soit tractée  de façon continue par un câble, une aussière, diraient les marins, la reliant en permanence à la charrette :   aussière  que le charretier laissera filer petit à petit, d’une main, pour permettre à la Barque Ailée de s’élever  régulièrement,  tandis que de l’autre il continuera de diriger l’attelage.

La forte traction exercée par l’aussière ne permettant pas de la tenir simplement à la main, Le Bris a dû la freiner, comme savent le faire les marins, en lui faisant exécuter ce qu’ils appellent un tour mort  autour d’une pièce sensiblement cylindrique, solidaire de la charrette. Certains auteurs, comme J. Lecornu dans un ouvrage paru en 1912, ont pu écrire, à juste titre, que l’ascension de la Barque Ailée s’effectua à la manière d’un cerf-volant.

 L’incident du charretier 

La grande majorité des écrits et des illustrations concernant l’envol historique de Le Bris décrivent avec plus ou moins d’emphase, l’incident du charretier qui selon les uns, aurait été entraîné dans les airs, « comme par un vautour cruel » peu après le décollage.

Sans croire à l’histoire de l’aussière qui s’enroule fortuitement autour du corps du malheureux charretier, histoire qui aurait mieux sa place dans un album de Tintin, que dans un ouvrage historique, il est vraisemblable d’admettre qu’un blocage ait pu se produire lors du déroulement de cette aussière et que cette dernière ait arraché la partie du support de la machine sur laquelle elle était entourée.

Le charretier, surpris, aurait été entraîné en voulant la retenir. L’excellent tableau de Georges Beuville est peint tout à fait dans le fil de cette idée.

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Le  tableau  de Georges Beuville  (Musée de l’Air et de l’Espace)

Très bien peinte et pleine d’expression, la toile de Georges Beuville est tout à fait réaliste en ce qui concerne la première phase de l’enlèvement du charretier dans les airs. 

Hélas, Beuville commet plusieurs erreurs, dont la première est commune à la presque totalité des représentations de l’exploit de 1856. Faute d’avoir compris que c’est le brevet de 1857 qui décrit la machine de l’exploit, il peint à sa place celle de 1868 dont il possède les photographies. En plus, il en fait une mauvaise interprétation en lui prêtant une dérive inférieure et des haubans sous les ailes qui n’existent pas. Quant à l’attelage, il se dirige vers le Sud, alors qu’à cette période de l’année, les vents forts et dominants que Le Bris recherche, viennent du Nord.

Notons au passage qu’il est  dommage que Beuville ait lui aussi, commis l’erreur maintes fois répétée dans l’histoire de Le Bris, de confondre les deux machines, en représentant la seconde : l’Albatros, construite en 1868, 12 ans plus tard, à la place de la Barque Ailée …

Mais revenons à notre propos… qu’est il arrivé au charretier ?

             Dès que l’aussière n’est plus reliée à la charrette, La Barque Ailée perd sa force motrice, et devient un planeur en vol libre. Le frottement dans l’air va  rapidement absorber  son énergie cinétique et le vent apparent  qui la sustente tendre vers zéro. Elle risque alors de subir rapidement le sort des feuilles mortes: la chute incontrôlable.

           Mais Le Bris, d’instinct, a compris le danger, il appuie sur les leviers et porte son corps en avant pour piquer vers le sol et retrouver au moins les 70 Km/h qui lui permettent de se soutenir dans l’air. A l’autre bout de l’aussière, le charretier subit de ce fait une descente brutale, descente d’autant plus fâcheuse qu’elle s’ajoute à une autre déjà commencée à cause d’un effet de balancier entraînant l’extrémité de l’aussière vers le sol, en direction de la verticale de la machine. Ces deux effets conjugués font que le malheureux charretier a dû atterrir rapidement sur le sable quelques mètres derrière  la charrette et  cela explique que finalement il s’en soit sorti sans trop de mal. Un sort beaucoup moins glorieux  et spectaculaire que celui que la littérature et les illustrateurs lui avaient réservé: le vol du premier passager clandestin aérien à 50 mètres d’altitude, ayant par son poids stabilisé, voire même permis, le vol plané de la Barque Ailée !

        La réplique de la Barque Ailée a maintenant rejoint le Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, où on la voit ici au  premier plan, dans la salle des précurseurs.

La descente en vol libre…

        L’aussière maintenant libérée  par le bas laisse Le Bris, seul dans les airs, aux commandes d’une machine qu’il n’a jamais pilotée. Il n’a plus affaire à un cerf-volant captif, mais à un  véritable planeur en vol libre.

           L’étude  aérodynamique de sa machine, telle que décrite par le brevet, a fait ressortir des points positifs en ce qui concerne sa stabilité inhérente, c’est à dire  son aptitude à retrouver d’elle même, sans intervention du pilote, sa ligne de vol initiale après une perturbation  imprévue, au moins en roulis et en tangage… mais elle possède un défaut, commun à presque toute les machines des précurseurs : l’absence d’un plan stabilisateur vertical à la « queue » sans doute parce que les oiseaux n’en ont pas.

           Mais ce que Le Bris ignore, c’est que cette absence est possible chez les oiseaux, parce qu’ils  assurent la stabilité de leur vol par la souplesse de leurs ailes, à multiples articulations, dont la mobilité est  régie par un système sensoriel très performant . La queue ne servant qu’a améliorer leur maniabilité. De cruels expérimentateurs, au 19ème siècle se sont d’ailleurs aperçus qu’en coupant la queue des oiseaux (les canards n’en ont pas),  ils volaient tout aussi bien après une courte période  d’adaptation.

 Une copie conforme des ailes d’un oiseau échappe à la mécanique classique, qui maîtrise encore mal la réalisation et l’animation de formes souples, et cette copie n’a jamais été réalisée. Faute de mieux, les ingénieurs, qui cherchent toujours la solution, lui substituent depuis plus d’un siècle l’association d’ailes rigides avec des plans stabilisateurs, dont un plan vertical, à la queue, qui est encore jugé indispensable à la stabilité de route…à la stabilité en lacet diraient les aviateurs.

pilotage

 Démunie de cet indispensable plan vertical, la Barque Ailée aura vite tendance à s’engager dans des situations pouvant conduire à la vrille catastrophique, mais un dessin du brevet nous montre que Le Bris a dû déplacer son corps pour modifier la position du centre de gravité de la machine, en fléchissant les jambes de côté, pour rétablir en permanence l’équilibre, dès qu’il en percevait le moindre écart. Ce mode de pilotage sera repris 35 ans plus tard par Otto Lilienthal qui effectuera ainsi plus de 2000 vols depuis le sommet d’une petite colline, validant le procédé, mais en en atteignant les limites. En ajoutant une bonne dose de chance, c’est sans doute ainsi qu’a pu se dérouler le premier vol piloté de l’histoire.

La Barque Ailée de Jean Marie Le Bris,1856.

ba15 Envergure : 12,70 m
Longueur : 7,07 m
Surface : 15 m²
Masse à vide : 170 kg
Masse en ordre de vol : 240 kg
Charge alaire : 16 kg/m²
Cz/Cx profil : 4.6
Allongement : 6.6
Vitesse de décollage : 68 km/h